Voyage au bout du génie

octobre 2, 2011 § Poster un commentaire

Pour l’écrivain Alexandre Duval-Stalla, Céline dérange la société parce qu’il lui tend un miroir de sa propre monstruosité.

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L’affaire est entendue. Céline est un grand écrivain, mais c’est un sale type emmuré dans son antisémitisme. Abattons l’homme pour mieux abattre ses livres. Aseptisons cette éructation obscène et dérangeante contre les mensonges d’un monde qui nous ont pourtant conduits aux massacres. Que triomphent les principes moraux de Kant sur les réalités politiques de Machiavel. Place au monde merveilleux des romans à l’eau de rose. Autorisons-nous néanmoins quelques réactionnaires convenables érigés en intellectuels. Comme le frisson du bourgeois qui s’encanaille. Mais pas Céline. Trop monstrueux. Trop juste. Trop cruellement vrai. Et de faire de Céline le bouc émissaire des atrocités d’un siècle dont il a dénoncé le chaos.
Ce qui dérange chez Céline? La révélation du mal, de l’odieux, de l’atroce qui déchire le voile d’innocence d’une humanité qui se cache derrière elle-même pour éviter de s’avouer telle qu’elle est. Certes, il y eut des héros. Ils l’ont été, peut-être et sûrement, parce qu’ils n’étaient pas dupes. Entre les hypocrisies morales des uns et les mensonges obscènes des autres, ils ont choisi l’action.
À nous le verbe, car c’est de littérature dont nous parlons. De la seule chose qui vaille. De cette lame de fond qui brise les illusions, révèle la vie et, par le mensonge de la fiction, nous mène à la vérité et aux réalités du monde. Par la lucidité qu’elle engendre, la littérature nous métamorphose et nous force à transformer ce monde. Certains livres nous apprennent à devenir des héros. Le Voyage sûrement. Car Céline, plein de ses démons, nous fait plus réfléchir et agir que la bonne conscience morale, les bons sentiments et les romans qui finissent bien. Bref, de la littérature avec du bruit, du sang, des larmes, du caractère. Et non des états d’âmes transformés en best-sellers.
Le sulfureux Sade l’avait bien compris, ce pervers: « C’est l’homme de génie que je veux dans l’écrivain, quels que puissent être ses mœurs et son caractère, parce que ce n’est pas avec lui que je veux vivre, mais avec ses ouvrages, et je n’ai besoin que de vérité dans ce qu’il me fournit; le reste est pour la société et il y a longtemps que l’on sait que l’homme de société est rarement un bon écrivain. » Dans le cas de Céline, c’est parce qu’il était ce qu’il était que ses livres furent ce qu’ils furent. Sans cette boue, sans cette âme crasseuse et haineuse, l’abominable Destouches n’aurait pas été Céline : « Une haine immense me tient en vie, je vivrais mille ans si j’étais sûr de voir crever le monde! »
Et alors qu’aurions-nous compris des légendes et des mythes sans ce Voyage dans le monde réel mais monstrueux de l’humanité, fait d’hypocrisies, de mensonges et d’horreurs ? Notre cher XXè siècle. La littérature a un avantage sur la politique, nonobstant la bonne conscience. Elle a moins de morts à son passif.
Lire Céline, c’est se confronter à soi-même sans mensonge. Là est son génie.Alexandre DUVAL-STALLA
Transfuge n°49, mai 2011.

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